SYSTÈME FINANCIER CONGOLAIS

EXTENSION, CAPITALISATION ET MODERNISATION

DU SYSTÈME FINANCIER CONGOLAIS

Le système financier d’un pays est un poumon indispensable, un sous-système logistique de toute l’économie nationale. Comme son nom l’indique, il finance les projets et programmes économiques du pays, et permet ainsi au système productif et commercial domestique de rencontrer les besoins de la communauté nationale, et de résister aux assauts de la compétition commerciale extérieure.

De 1974 à 2000, sur un quart de siècle, le système financier congolais, hérité tel quel de la période coloniale (1885-1960), a fini par être davantage désarticulé, largement décapitalisé et affaibli par des faillites autant que par des fuites de capitaux. Parallèlement, l’épargne nationale continuait à bénéficier de peu d’attention, d’encadrement et de protection, sur fond des revenus des ménages en chute libre et en pleine période d’hyperinflation. En définitive, le taux net d’épargne globale du pays est resté négatif au cours des 50 dernières années. En clair, l’économie congolaise n’a jamais cessé d’être cette « économie d’écumoire » que déplorait en juillet 1947 le gouverneur général Pierre Ryckmans. Bien pire, elle est devenue, depuis l’indépendance, une économie « dissipative », exportatrice nette de richesses.

Il s’ensuivit trois évolutions néfastes : un endettement aussi inévitable qu’insupportable du pays et de l’État, un rétrécissement et une décapitalisation du système financier, ainsi qu’une absence d’innovation des produits et instruments financiers : le tout sur fond d’une politique monétaire dépressive et d’une gestion budgétaire laxiste.

L’Accord Global et Inclusif signé à Sun City (2003) s’est voulu un tournant décisif. Quelles sont, à ce jour (12 avril 2013), les évolutions enregistrées par le système financier congolais au cours des dix dernières années ? C’est la question à laquelle cet exposé tente de répondre brièvement, dans le but d’introduire à un débat fructueux.

BREF REGARD RÉTROSPECTIF SUR LE SYSTÈME FINANCIER CONGOLAIS (1960-2000)

Dès 1909, le système financier congolais a été créé ; il l’a été au service de l’exploitation coloniale du Congo Belge. Les banques installées au Congo, depuis, ont étaient des succursales coloniales des holdings européens. Elles collectaient l’épargne principalement sur les hauts revenus des individus et des ménages étrangers, ainsi que sur les revenus des entreprises coloniales. Elles dispensaient des crédits quasi exclusivement aux mêmes agents économiques. La timide et tardive politique coloniale d’assimilation des autochtones – spécialement depuis 1948 (immatriculation des évolués congolais, instauration de la Carte de Mérite Civique et cooptation de quelques autochtones au Conseil Colonial et dans les Conseils Provinciaux)  – ne changèrent pas grand’ chose à cette réalité.

Depuis l’indépendance, les fondamentaux de la société, de l’économie, de la démographie et de la culture allaient être rapidement et largement modifiés.

L’exode rural a déversé sur les villes plus de 40% de la population des campagnes. De 15 millions d’habitants en 1960, la population totale du pays est montée à quelque 65 millions en l’an 2000 : elle double tous les 23 ans ! Plusieurs leviers internes de l’économie coloniale ont été détruits, sont devenus obsolescents ou simplement vétustes. L’énorme recul des infrastructures et du pouvoir d’achat a fortement rétréci le marché intérieur, l’a sur-fragmenté et l’a cloisonné. La dépendance extérieure du pays – économique, technologique, commerciale et financière – s’est accrue. Le taux de croissance moyen du Produit Intérieur Brut s’est maintenu autour de la moyenne de – 5% l’an, sur fond d’un système financier demeuré sous-dimensionné, peu innovant et exclusivement urbain.

Jusqu’en 1990, le système financier congolais ne comprend que la CAISSE D’ÉPARGNE DU CONGO, 4 succursales coloniales de banques occidentales (BANQUE DU CONGO, SOCOBANQUE, BANQUE BELGE D’AFRIQUE et CRÉDIT CONGOLAIS), une société d’assurance, SONAS, (qui est passée, en 1966, d’un capital et d’une gestion étrangers à un capital et une gestion de l’État post-colonial), une société de gestion des cotisations sociales et d’allocations de rentes viagères (INSS), trois sociétés de crédit immobilier (Office des Cités Africaines, Fonds d’Avance et Fonds du Roi) une société de Crédit Foncier, ainsi qu’une Société de Crédit aux Classes Moyennes et à l’Industrie (SCCMI). Les 5 dernières institutions n’ont pas survécu à l’indépendance du pays : elles ont déposé le bilan ou été dissoutes avant 1965.

Cette pénurie d’institutions et cette extrême modestie du système financier congolais ne changeront guère, que les gouvernements successifs aient alternativement ajouté et annulé d’autres institutions, ou permis à d’autres groupes financiers et bancaires de se créer ou de s’installer : Banque de Kinshasa ou plus tard Nouvelle Banque de Kinshasa, Socofidé ou plus tard Sofidé, Barclays BankBanque de Crédit Agricole, CNECI (Caisse Nationale d’Épargne et de Crédit Immobilier), BIAC (Banque Internationale pour l’Afrique Centrale), …

Sur près de 40 longues années (1960-2000), rien ne change sur le fond.

La bancarisation des opérations de change et d’échanges demeure un idéal lointain. Les titres scripturaux classiques de paiement ne sont guère d’utilisation. Les dépôts bancaires atteignent rarement les 2% de la circulation fiduciaire. Le crédit est un luxe accessible à une infime minorité urbaine à majorité d’étrangers. Le maillage territorial du système bancaire reste un leurre, quelques succursales de banque, parachutées dans une dizaine de centres urbains sur l’immense territoire congolais, ont fini par être fermées. La structure des dépôts est restée dominée à plus de 80% par des dépôts à court terme. Le taux de rémunération des dépôts représente, au mieux, 20% du taux auquel les crédits sont octroyés. Les crédits vont plus à l’État (plus de 60%) qu’à l’économie. En dehors des mines, d’import-export et du grand négoce, de larges pans entiers de l’économie nationale sont tenus hors du circuit des crédits (agriculture, industrie, artisanat, production culturelle, activités dites ‘informelles’, … soit, en importance, plus de 90% des secteurs productifs du pays). Avant 2005, le total bilantaire du système financier frôle rarement le seuil, très modeste, du milliard de dollars US. Sur fond d’une politique monétaire restrictive (visant exclusivement la lutte contre l’inflation !), le total des crédits à l’État et à l’économie dépasse rarement 35% du total bilantaire de l’ensemble du système financier,… L’économie du pays étouffe, au nom de tous les « équilibres » qu’imposent les institutions de Bretton Woods : priorité est donnée au remboursement des dettes extérieures ainsi qu’à la garantie de leur renouvellement sans fin !

C’est ainsi que le Congo est fiché par des spécialistes africains (dont Tchoundjang Poemi, Kalonji Ntalaja, Tshiunza Mbiye et Jean Kuete) comme une économie singulière : (i) qui ne profite guère des atouts liés à sa souveraineté monétaire ; (ii) qui, sur fond d’un système financier étriqué et inadapté, est tirée vers le bas par tous les désavantages et aléas liés à cette même souveraineté monétaire ; et surtout (iii) qui rejette hors des circuits financiers et bancaires la quasi-totalité des activités de production et de consommation intérieures.

Quelle qu’elle soit, l’innovation technologique et économique fait figure au Congo d’une graine précieuse qu’aucun système de crédit ne viendra jamais arroser. En effet, le crédit à l’économie ne va qu’au commerce et aux activités extractives (mines, pétrole et forêt), piliers inamovibles d’une économie coloniale extravertie. Cette économie est à ce jour réduite à une mono-exportation minière, faite pour rembourser des dettes extérieures et pour étouffer les innovations à l’intérieur.

Sur fond des conflits armés, des agressions étrangères, du désordre institutionnel et de la misère sociale, c’est bien cette situation économique et financière désastreuse qui prévalait au Congo, en 2002, à la veille du Dialogue Inter-Congolais de Sun City. C’est contre cette même situation que les Congolais se sont coalisés et ont, par un Accord Global et Inclusif, fixé rendez-vous à un autre destin, dont l’avènement devait être préparé au cours d’une Transition politique consensuelle de 2 ans.

Il convient de savoir, dix ans après Sun City quels ont été les performances et les avancées, les reculs et les lacunes au niveau particulier du système financier du pays.

ÉTAT DU SYSTÈME FINANCIER CONGOLAIS DANS L’APRÈS-SUN CITY (2003-2013)

Ce front particulier de « reconstruction » de l’économie nationale a vu bouger ses lignes, entre 2003 et 2013. La situation du départ a notamment enregistré des avancées dont on ne saurait douter, sous quelque prétexte que ce soit.

D’abord, l’assainissement du secteur financier, commencé une décennie plus tôt, avait débouché, en 2002, sur une révision de la législation dans un sens favorable à la concurrence dans le secteur financier, à la réaffirmation de l’indépendance de la Banque Centrale, et à un contrôle renforcé de cette dernière sur les institutions financières et bancaires.

En particulier, il convient de relever la multiplication des établissements financiers et bancaires, le chiffre de ceux-ci étant passé d’une dizaine à plus d’une trentaine.

La multiplication des institutions bancaires et financières est allée dans trois directions principales.

D’abord, le secteur s’est « libéralisé », non en ouvrant à de nouveaux investisseurs le modeste capital social de ses établissements existants, mais en intégrant de nouveaux établissements venus de plusieurs horizons géographiques. En effet, des capitaux libanais, britanniques, indiens, pakistanais, sud-africains, nigérians, camerounais, français, marocains, sénégalais… ont créé de nouveaux établissements bancaires et financiers dans le pays. Cette nouvelle vague a certes élargi le total bilantaire du secteur bancaire et financier : par bonds successifs, elle l’a porté d’environ 800 millions en 2003 à près de 4 milliards en 2013. Mais, parallèlement, cette vague a aggravé l’émiettement du capital social du secteur bancaire et financier : la voilure financière des établissements, leurs installations et leur marchés sont devenus plus modestes encore. Toutefois, le mode d’approche des déposants et demandeurs de crédits a gagné en souplesse, ouverture et courtoisie.

Ensuite, les Coopératives d’Épargne et de Crédits (COOPEC), jusque-là créées et régies par une loi sur les coopératives prise en 1956 et devenue caduque, ont été admises à s’installer et à fonctionner comme des institutions bancaires. C’est là une réelle avancée pour ce sous-secteur, même si ces coopératives tardent à reprendre du souffle, après les pillages des années 1990, après plusieurs décennies d’étouffement sous une loi qui ne leur aménageait aucune ouverture vers les crédits bancaires, et face à des particuliers déposants en nombre réduit et aux revenus en chute libre.

Enfin, un sous-secteur financier est apparu et n’en finit pas d’exploser. Il s’agit des établissements de micro-finances et de transfert d’argent. Dans la capitale et dans plusieurs villes et localités du pays, les tontines traditionnelles l’ont cédé à ce type d’établissements nouveaux, plus anonymes et plus professionnels en matière d’épargne et de crédit. Le foisonnement de ces institutions a été facilité par l’extension des plages sociales de misère dans les villes et dans le monde rural, mais également par l’accroissement partout des besoins de financement au niveau des millions d’activités de survie (dites « informelles »). Cette innovation récente constituerait une avancée décisive dans la lutte pour endiguer l’extension des plages sociales de misère. Par contre, il serait quelque peu osé d’y voir des arsenaux institutionnels appropriés à la lutte pour « réduction de la pauvreté ».

QUELQUES AVANCÉES ENREGISTRÉES (2003-2013)

Toutes ces réformes récentes, intervenues principalement entre 2003 et 2013, ont eu plusieurs retombées positives dont il convient d’épingler les plus évidentes (et les plus significatives). Pour autant que l’appareil statistique du pays ait suivi, on peut relever quelques points ci-après :

(i)                  Le nombre des établissements bancaires est passé d’une dizaine à 26 ; de nouvelles catégories d’établissements se sont ajoutées aux banques, élargissant l’éventail institutionnel du système financier congolais ;

(ii)                Le total des dépôts est passé de quelque 700 millions de $ US à environ 2.500 millions : en effet, la stabilité (péniblement conquise, économiquement coûteuse et socialement peu supportable) du franc congolais sur le marché de change a permis d’endiguer l’érosion des revenus épargnés ;

(iii)               Le volume du crédit a été multiplié par le facteur 3,5. Il est passé d’environ 400 millions de $ US à près de 1.400 millions ;

(iv)              La compétition s’est accrue entre les différents secteurs du système financier (tontines traditionnelles, institutions de micro-finance, institutions financières et banques, en attendant le retour en force des COOPEC) ;

(v)                Le rapport tend à changer entre les institutions d’épargne et de crédit d’une part, et leur clientèle d’autre part. Il évolue dans un sens favorable à plus d’attention, d’écoute, de souplesse et même, ça et là, de courtoisie entre les deux catégories de partenaires ;

(vi)              La plage des activités économiques financées s’est élargie principalement « vers le bas », c’est-à-dire en direction et en faveur des activités plus modestes, de survie et de proximité, jadis maintenues hors des circuits financiers et bancaires formels ;

Il convient de retenir que ces avancées – et bien d’autres encore – sont dues aux efforts d’assainissement du secteur depuis la décennie 1990, par les autorités monétaires et les instances de contrôle et de régulation. Elles sont également dues aux efforts soutenus des pouvoirs publics portant stabilisation du cadre macroéconomique et facilitation de création et d’établissement dans le pays des banques et autres institutions financières.

Toutefois, ces avancées ont eu un coût. En effet, ce coût de restructurations qu’aucune instance ne s’est occupée d’évaluer, semble avoir été trop élevé pour oser reprendre de si tôt la même expérience de réforme. Tout s’est fait dans la douleur, dans une douleur inégalement répartie entre les protagonistes nationaux et étrangers du système financier du pays. Du côté congolais, il y a eu des faillites subites et des liquidations opaques, des pertes définitives de revenus épargnés, des mises au chômage massives sans grand souci des avantages sociaux, des mises à la retraite anticipées, des fuites de capitaux sous divers mécanismes et prétextes, des liquidations hâtives et opaques des patrimoines (immeubles, matériels et portefeuilles), des fonds de commerce et des réseaux d’affaires … etc.

S’il est difficile de tourner définitivement la page de cette expérience de réforme – difficile, douloureuse et menée le dos au mur – il ne serait nullement justifié de ne pas compter avec les avancées que la réforme a values au pays. Et une des façons de compter avec celles-ci, c’est d’en identifier les insuffisances et les limites à ce jour, aux fins d’identifier les efforts qu’il reste à développer : l’objectif demeure, en effet, de doter le pays d’un système financier et bancaire efficace et performant, à la hauteur de ses défis spécifiques en matière de développement économique et de bien-être social.

INSUFFISANCES ET LACUNES DU SYSTÈME FINANCIER (2013)

Il y a un long chemin à parcourir vers l’extension, la capitalisation et la modernisation du système financier congolais, pour peu que le souci soit de le hisser au niveau des défis du pays.

De façon lapidaire, il convient de relever les insuffisances et lacunes suivantes qui continuent à miner l’efficacité et à compromettre les performances du système financier du pays.

  • Le système financier congolais reste, à ce jour, très largement sous-dimensionné. La surface financière totale (ou, en jargon comptable, son total bilantaire) des banques – qui est certes passée de quelque 800 millions à environ 3.500 millions de $ US en dix ans – demeure toutefois largement au-dessous des besoins et du potentiel d’un pays de 70 millions d’habitants, aux dimensions géographiques remarquables, au niveau de développement économique et social très faible et aux ressources inexploitées immenses et infiniment diversifiées. Même en ajoutant une rallonge de près de 1.500 millions (hypothèse des plus optimistes !) au titre du capital social total des institutions financières non bancaires – toutes catégories confondues – le pays serait néanmoins très loin du compte, avec un total des crédits estimé à moins de 2.000 millions de $ US.

Le taux de bancarisation des transactions financières du pays n’arrive pas à atteindre 5% de la circulation fiduciaire du pays. Bien plus, les transactions qui ont lieu dans le cadre de certains accords de coopération avec l’extérieur, évitent soigneusement de passer par le système bancaire domestique. De ce fait, la Banque Centrale du Congo ne saurait en faire un facteur interne d’élargissement de la base du crédit à l’économie, notamment en émettant de la monnaie nationale à due concurrence.

En particulier, la Société Nationale d’Assurance est – à la suite notamment de la modicité de son capital propre, de sa faible crédibilité interne et extérieure, de l’éventail très réduit des risques couverts par elle et de la nature par trop procédurière dans ses transactions – largement concurrencée par des compagnies d’assurance étrangères, y compris pour des risques à couvrir sur le territoire congolais où la SONAS jouit pourtant, depuis 1966, d’un monopole légal. Les marchés juteux qui lui échappent ainsi (automobiles, aéronefs, capitaux, …) représentent autant  de manque à gagner pour sa propre surface financière, autant que pour le potentiel d’autofinancement de l’économie congolaise.

Au Congo, des centaines de projets d’investissement se chiffrent en milliards de $ US chacun, alors que le système financier, dans son ensemble, ne peut porter à lui seul la charge de financement d’un seul de ces projets. Le pays est aujourd’hui bien loin du potentiel financier qui était le sien lorsque, entre 1949 et 1958, et en plein système colonial, le Congo avait, dans le cadre du Plan Décennal, porté seul la charge financière de ses principales infrastructures.

Ainsi, la dépendance financière extérieure a encore de beaux jours à couler, avec son triste cortège de conditionnalités, de commissions croisées, de dettes odieuses financièrement insupportables, et d’effets pervers sur la souveraineté et la crédibilité du pays.

  • Le système financier congolais demeure, à ce jour, très largement émietté, mais géographiquement concentré.  Avec un total bilantaire aussi modeste, le système financier congolais compte néanmoins une quarantaine d’institutions. Ce fait porte à 150 millions de $US le capital social moyen par établissement. Les établissements les mieux dotés du pays ne dépassent guère 450 millions.

Un tel émiettement de l’avoir social est le meilleur indicateur du plafond de crédit très bas que représente chaque établissement. En outre, il indique que l’étendue du réseau et la crédibilité de la plupart des établissements dans le monde, sont également au plus bas. Enfin, cet émiettement explique le fait – déplorable – que plus de 80% des transactions financières (dépôts et crédits) dans le pays soient concentrés sur quelque 7 villes : Kinshasa, Lubumbashi, Matadi, Boma, Goma, Likasi et Beni. Des agences et succursales installées au cours des années 1965-1975 sur une vingtaine d’autres villes et importantes localités du pays, ont fini par être presque toutes fermées vers 1990. Ce fut donc deux décennies plus tard, au plus fort de la crise monétaire et financière qui s’était abattue sur le pays.

À ce jour, le monde rural congolais n’est guère irrigué par des transactions financières. Quelques rares localités les mieux servies doivent se contenter soit de quelques tontines traditionnelles, soit d’une institution de micro-finance en phase d’installation, soit d’une COOPEC toute en vestiges, soit d’une agence de transfert d’argent. Ailleurs dans le pays, c’est un véritable désert d’institutions financières et bancaires : l’usure est de règle, non pas au service des projets porteurs, mais pour financer des cas sociaux désespérés !

  • Le système financier congolais demeure, à ce jour, très largement plombé par des placements à court terme. En effet, la structure des dépôts bancaires dans le pays est penche largement en faveur des placements à très court et à court termes. On peut aisément imaginer le préjudice qu’une telle réalité cause à l’économie d’un pays en (re)construction, comme le Congo, où la proportion la plus importante des crédits à l’économie est à moyen et long termes, sinon à très long terme. Plusieurs facteurs expliquent ce fait :

(i)                  Le traumatisme subi par les épargnants en monnaie nationale au cours des années d’hyperinflation (1986-2002 : le pays a atteint plus de 900% de taux d’inflation en 1990-1991) semble encore commander les réflexes de prudence – voire de suspicion – à l’endroit des institutions bancaires. En effet, des fortunes des privés et des ménages ayant été englouties, les épargnants que rien n’est venu enrichir depuis, se gardent d’effectuer des dépôts bancaires à moyen et long termes. Ils préfèrent placer à très court terme, notamment pour rapidement constituer en leurs mains, contre tout risque d’inflation, une encaisse de transaction à sauver dans quelques valeurs-refuges.

(ii)                Le taux de rémunération des dépôts reste ridiculement faible, comparé au taux de remboursement des crédits bancaires. Le premier est rarement supérieur à 25% du second ! Cet écart qu’explique largement – mais toujours en partie ! – la politique monétaire restrictive du pays, joue comme un facteur qui affaiblit les relations des particuliers avec le secteur bancaire ;

(iii)               La baisse drastique des revenus des ménages congolais – au cours des 40 dernières années mais également pendant la dernière décennie en particulier  – n’est en rien de nature à encourager l’augmentation des dépôts bancaires dans le pays, ni encore moins celle des dépôts à moyen et à long termes. La pauvreté, qui n’a fait qu’avancer et s’aggraver dans le pays, a achevé de propulser au premier plan les besoins primaires de survie, et en même temps de défavoriser l’épargne par rapport à la consommation.

  • Le système financier congolais est longtemps privé d’un potentiel intérieur de ressourcement. Il n’existe au Congo ni une classe sociale particulière, ni un secteur d’activités qui remplisse le rôle d’accumuler le capital à l’intérieur du pays.

L’économie du pays est verrouillée sur une classe d’investisseurs étrangers qui exportent la quasi-totalité des revenus gagnés (et souvent exportent bien au-delà, grâce à la fraude, à l’évasion fiscale et à plusieurs formes de trafics illicites des matières précieuses).

En particulier, les diverses catégories socio-professionnelles relevant de la classe moyenne a fini par être mises hors-circuit. La classe moyenne d’affaires est, à ce jour, très largement remplacée par des classes moyennes étrangères dans la quasi-totalité des secteurs d’activité : petite et moyenne industrie, négoce, exploitation forestière, carrières, import-export, hôtellerie, grande restauration,  ingénierie et conseils, télécommunications, finances, jeux d’argent, divers services, appels d’offres publics de l’État congolais, etc. Tous les revenus d’entreprise que cette classe nationale pouvait gagner, épargner et réinvestir sur place au Congo, filent à l’étranger, à la différence de ce qui s’observe ailleurs dans le monde.

Il en va de même de l’expertise nationale congolaise, au sein de la classe moyenne nationale. Pharmaciens, médecins, chirurgiens, agronomes, architectes, ingénieurs, dentistes, kinésithérapeutes, mécaniciens, avocats, économistes, financiers, mécaniciens et garagistes, … subissent de plein fouet la concurrence de l’expertise étrangère. Le marché de travail  où s’observe cette concurrence, est vaste. Il va des projets et programmes qu’élaborent et exécutent dans le pays les organisations internationales, à ceux que financent des organismes de coopération bilatérale, en passant par ceux que réalisent les organisations non-gouvernementales. Curieusement, même les appels d’offres et les marchés publics de l’État congolais ne font pas exception.

La préférence nationale n’étant garantie dans aucun domaine de la vie économique du pays, le Congo est, sans surprise, exportateur net de richesses. À preuve, le taux d’épargne net est négatif à l’échelle de tout le pays, pour peu que son calcul intègre les dommages causés à l’environnement, ainsi que la fraction non couverte du coût de reproduction de l’expertise et du travail nationaux. Ce coût est, en effet, loin d’être totalement couvert par le niveau de rémunération des nationaux ; qu’il s’agisse des congolais qui gagnent aux appels d’offre publics (leurs droits sont rarement payés en totalité par l’État congolais !), qu’il s’agisse des experts congolais, ou qu’il s’agisse des milliers de travailleurs et fonctionnaires congolais.

 

  • Le système financier congolais est privé d’un marché boursier. Le marché boursier constitue un puissant instrument de mobilisation de l’épargne. Proprement protégé contre la pure spéculation, les délits d’initié, les manipulations de l’opinion et divers coups fourrés, un marché financier rend à l’économie de bien meilleurs services qu’il ne l’expose aux désavantages et aléas. Il agit en trois sens : (i) davantage qu’une simple législation, l’existence d’un marché boursier constitue un appel puissant à l’harmonisation des normes de gestion pour toutes les entreprises désireuses d’emprunter, à temps et à contretemps, sur une plate-forme plus large et anonyme des épargnants ; la création d’une telle institution a pour conséquence une extension maximale du marché financier ; (ii) l’ingénierie financière diversifie et « modernise » sans limites des produits financiers et des titres qui les couvrent, offrant ainsi, aux prêteurs comme aux emprunteurs, une palette de plus en plus large des produits adaptés à aux diverses situations et aux diverses contraintes ; (iii) les encaisses de spéculation détenues en liquidités dans les tirelires au domicile des particuliers sont remplacées par des portefeuilles-titres : en conséquence, la bancarisation et la monnaie scripturale sont en progrès, diminuant significativement les aléas et les à-coups auxquels la circulation fiduciaire classique accule l’économie du pays ; par ailleurs, un coup de fouet est donné à l’actionnariat national qui se met ainsi en place.

Le marché boursier a certes de multiples inconvénients et débouche de temps en temps sur des dérives aux conséquences économiques et sociales incalculables, à l’instar de la crise récente des sub-primes aux États-Unis. Mais il y va des marchés boursiers comme il y va des grandes surfaces dans le commerce des biens de grande consommation : on y commet chaque jour  toutes sortes de larcins, mais les avantages liés à la masse des transactions, à la fluidité des échanges et aux gains de temps demeurent irrésistibles. À preuve, il existe un marché boursier à Shanghai,  comme il en existe (à peu de choses près) à New-York !

Le Congo possède des atouts importants pour créer une bourse des valeurs sur son immense territoire, à commencer par les titres couvrant le portefeuille de l’État et des entreprises publiques dans divers secteurs d’exploitation des ressources naturelles (mines, domaines fonciers, patrimoines fonciers, gaz et hydrocarbures, etc.).  Mais l’innovation n’est souvent acceptée qu’avec le dos contre le mur : l’humanité va au progrès en marchant à reculons !

EN GUISE DE PERSPECTIVES

De l’analyse qui précède, il convient de relever deux constats : (i) depuis l’époque coloniale, le pays possède un système financier étroit, d’un autre âge, et d’une remarquable inefficacité : ce système est en deçà et en retrait par rapport aux immenses besoins de financement de l’économie ; (ii) au cours des dix derniers années suivant l’Accord Global et Inclusif signé à Sun City, ce système financier a continué sa cure d’assainissement entamée au milieu des années 1990, pour déboucher sur une multiplication/diversification des établissements financiers et banquiers, ainsi que sur une extension de sa surface financière ; toutefois, il est demeuré un phénomène quasi-exclusivement urbain et sans grand enracinement dans le pays profond.

Le système financier congolais doit être étendu, révolutionné et modernisé. Le besoin est douloureusement ressenti, notamment face à la dépendance financière extérieure qui n’en finit pas de croître, d’essorer l’économie du pays et d’hypothéquer toute dynamique interne de développement autonome.

Des atouts existent sans nombre, déjà à partir de la position patrimoniale de l’État dans la vaste économie extractive. Il faut créer, soutenir et encadrer une classe moyenne d’affaires nationale par une politique de préférence nationale ; protéger l’expertise et la main-d’œuvre nationales sans se priver  de précieux apports de l’extérieur ; et créer une bourse des valeurs, fût-ce au départ des titres liés aux activités extractives actuelles. Le pays en sortirait avec une base plus large d’enracinement, de capitalisation et de modernisation de son système financier.

Mais le saut dans le vide exige une audace qui, elle, ne s’accommode pas du vide de vision !

KABEYA TSHIKUKU,

Membre du Congrès des Démocrates pour le Progrès Social (CDPS)

Chercheur à l’Institut des Recherches Économiques et Sociales (IRES)

Professeur à l’Université de Kinshasa.  Kinshasa, le 12 avril 20013

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